Sabine, c’est elle. Cette préadolescente qui ne va plus à l’école, s’occupe de ses cadets sous la férule aimante d’une mère perdue à faire des enfants (14 grossesses), va chercher le père docker échoué chaque soir dans un café. Mais aussi s’aventure, joue, observe ce quartier de la Bastide des années 1930, foisonnant de quais travailleurs, d’usines chimiques et mécaniques, d’un prolétariat exsangue né de la révolution industrielle un demi-siècle plus tôt. Scènes du quotidien, échappées poétiques, peinture d’une vie de misère dont Suzanne Martin n’aura de cesse de vouloir s’extirper.
Y.D.
« Elle a cette capacité à regarder, dire sans juger, dénoncer dans une écriture simple traversée de fulgurances qui a très bien vieilli », s’enthousiasme David Vincent de l’Arbre vengeur, maison d’édition qui vient de ressortir « Rue des vivants », premier roman de Suzanne Martin. Deux passionnés de la Bastide et de littérature sont à l’origine de ce retour, près de 65 ans après sa première version : Brigitte Charles, infatigable chroniqueuse du quartier et de son histoire, et Christian Roger, enseignant retraité qui, depuis 2010, explore et documente le parcours de l’artiste.
Collection Christian Roger
« Force et fragilité »
« Elle est fascinante de force et de fragilité », dit-il de la Bastidienne qui se marie juste pour s’émanciper, quitte Bordeaux seule et enceinte en 1942 et, après un passage par la Sarthe, s’installe à Paris dans l’immédiate après-guerre. Le biographe s’interroge encore sur cette exilée girondine parvenant à pénétrer le monde des arts et lettres, dont les écrits et les peintures séduisent Jean Paulhan, mythique dirigeant de la NRF/Gallimard qui édite « Rue des vivants » en décembre 1959. Le livre reçoit le prix Fénéon, remis par Aragon, Albert Camus dit son admiration pour Suzanne Martin qui publie « Le Chien de l’aube », autre roman d’apprentissage trois ans plus tard.
L’artiste à la personnalité indépendante jusqu’à la sécheresse, n’écrira plus ou presque. Un troisième roman non édité (« sans doute en raison de son sujet, l’avortement », selon Christian Roger), des poèmes… Suzanne Martin se consacre à la peinture, devenant une figure de « l’abstraction figurative ». Ses œuvres feront l’objet de deux expositions spécifiques dont une à Bordeaux en 1970 où elle fait son premier retour. Le second et définitif se fera en 1989 où elle s’installe rue Notre-Dame aux Chartrons. Elle mourra en 2004 à l’âge de 80 ans, elle qui souffrait depuis toujours de tuberculose et de troubles psychologiques.
Brigitte Charles
« Suzanne aux yeux noirs »
Reste ces peintures puissantes dont certaines ont été présentées par le musée des Beaux-Arts il y a deux ans dans le cadre d’une exposition collective. Reste une trop discrète allée qui porte son nom près de la Garonne, rive droite. Reste la rue des Vivants et le souvenir de l’usine Motobloc. Reste « Suzanne aux yeux noirs », la biographie de Christian Roger, un jour peut-être éditée. Reste « Rue des vivants », le livre enfin réédité, plongée prenante et touchante d’une enfance douloureuse dans un quartier longtemps paria bordelais.
« Rue des vivants », Suzanne Martin, Éditions de l’Arbre vengeur, 19 euros. Rencontre autour du livre à la librairie Le Passeur, 9, avenue Thiers, jeudi 26 septembre à 18 h 30.
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