Finitude vient en effet de rééditer deux livres de Raymond Guérin : « Retour de barbarie » et « Du côté de chez Malaparte ». Il ne s’agit pas de romans mais de deux témoignages.
Le premier est le journal que tient Guérin à son retour de captivité fin 1943. Trois ans au stalag, pendant lesquels il a écrit des milliers de pages destinées à son œuvre future. Il en revient très maigre, lui qui l’était déjà. Débarqué à Paris, il rend à tous les écrivains qui le connaissent et s’intéressent à lui : Paulhan, Marcel Arland, Albert Camus, Sartre qui le reçoit avec égard, Chardonne. Tous le reçoivent les bras ouverts. Guérin, le mal-aimé, ou plutôt qui se sent comme tel, se délecte de ces rencontres qu’il décrit par le menu. Il est d’abord aux anges: il existe en tant qu’écrivain! Vous le sentirez vous-même à la lecture : Guérin témoigne d’un insatiable besoin de reconnaissance.
Dans une lettre adressée à son grand ami Maurice Toesca, autre romancier encore plus oublié que lui, il avoue lui-même : « Ils n’ont pas su voir que j’étais épris d’absolu, un idéaliste de la plus haute lignée; j’accorde que c’est dans ma situation une bien grande faiblesse en même temps qu’un atroce paradoxe; mais j’aurais voulu être aimé, oui, j’aurais voulu qu’on m’aimât, que tout le monde m’aimât… »
Ce besoin est touchant, mais aussi, oserais-je le dire, un peu gênant à force. On comprend bien, à la lecture de « Retour de barbarie » que Guérin ne se sent de pas plain-pied avec les gloires littéraires de l’époque, si bien qu’il a parfois, disons-le, un côté petit garçon dans son attitude et ce qu’il écrit.
Mais bien vite, Guérin, un instant énivré, retrouve sa lucidité. Tous ces gens qu’il rencontre ont vécu tranquillement les années de guerre, et il sait, quoiqu’on en dise, qu’il a été un peu oublié. Lui a souffert, de la barbarie allemande (d’où le titre « Retour de barbarie »), et il découvre qu’on ne lui rendra jamais justice (par justice, entendons reconnaissance littéraire).
Le témoignage de Guérin vaut aussi pour ce qu’il dit du Paris sous l’occupation (et Paris, en 1043, l’est encore) dans une certaine classe de la société. A ce journal, Finitude a joint un court texte « Représailles » où Guérin, de retour en province, raconte les procès de l’épuration, assez écœuré par la lâcheté humaine.
Le second texte publié aujourd’hui « Du côté de chez Malaparte » (allusion transparente à Proust que Guérin admirait) se rapporte à son séjour qu’il fit au printemps 1950 à la Villa de Curzio Malaparte, l’auteur de « La peau », la fameuse « casa come me » où fut tourné le film Le mépris. De ce séjour, Guérin gardera un souvenir inoubliable. A la veille de mourir, dans son journal qu’il tient avec courage (« le pus de la plaie« ), dans l’espoir d’utiliser son expérience de la souffrance pour nourrir son œuvre future qui n’existera jamais[1], il note le 7 mai 1955 : « De plus, si je meurs, je voudrais non seulement être incinéré mais qu’on obtînt (par faveur spéciale) que Delphine pût disposer de l’urne contenant mes cendres, l’emporter et aller disperser ces cendres dans la mer, en haut de la terrasse de la villa de Curzio Malaparte à Capri où j’ai passé, sans doute, les jours divins de mon existence. »
Et de fait, le récit que fait Guérin de son séjour là-bas, en compagnie du maître qu’il admire (pour sa simplicité, pensez, le maître se contente d’une chaise de paille, tandis que lui s’assoit dans le canapé… Et pour son talent, bien sûr : « Vous êtes, lui dit-il, (…) le plus important des écrivains italiens »), ce récit est celui d’un séjour au paradis, celui de la littérature où Guérin a toujours voulu avoir une place prééminente et qui lui semble enfin attribuée grâce à cette invitation inespérée. Ceux qui aiment Malaparte auront ici un témoignage sur la vie de leur grand homme. Et pour ceux qui, comme moi, aiment Guérin, nous avons en face de nous la partie lumineuse, souvent occultée, de ce qu’était Raymond Guérin.
Vie et mort de Raymond Guérin
Encore faut-il, pour goûter pleinement ces textes, mieux connaître Guérin… Or, connu, hélas, il ne l’est plus… Ensablé Guérin! mort comme disait Mauriac à propos de Proust, « dévoré par son œuvre », mais à l’inverse de Proust, sans ses livres à la devanture des librairies. Alors qui était Guérin, qu’a-t-il donc écrit qui mérite qu’aujourd’hui quelques fervents de l’exhumation en parlent encore?
Raymond Guérin : 1905-1955. Décédé à cinquante ans après une agonie de plusieurs mois. Il est le fils du patron de la Brasserie Dumesnil à Montparnasse, devenu le Cinéma de Bretagne, lequel vient de disparaître. Son père est un travailleur acharné, un homme d’affaires, qui part s’installer en 1914 à Bordeaux en tant qu’agent des Assurances de Poitiers. Rien d’un littéraire donc. Raymond est sportif, rugbyman. Mais il n’a pas le sens des affaires qu’il méprise.
A l’adolescence, sa révolte va le conduire à la littérature. Son père lui fait en effet interrompre ses études pour l’envoyer dans un hôtel de luxe à Paris comme apprenti, afin d’apprendre les métiers de l’hôtellerie: ce sera dix huit mois de souffrances morales pendant lesquels Guérin lit, lit, et commence à écrire.
Trop tard? Guérin, en tout cas, conservera toujours le sentiment qu’il a commencé trop tard à lire, qu’il n’a pas, en comparaison de ses pairs, la culture suffisante. Ce complexe ne le quittera jamais et explique sans doute l’ambivalence de son caractère : d’un côté son admiration trop enthousiaste, sa servilité parfois, vis-à-vis des grands noms, de l’autre son orgueil, sa volonté d’en remontrer. Entre ces deux attitudes, Guérin hésite, d’où le sentiment ambigu qu’il a suscité chez beaucoup d’écrivains de l’époque.
Son expérience à l’hôtel se termine par un fiasco. Service militaire puis retour à Bordeaux où, sous le regard inquiet de ses parents, il créée une revue littéraire remarquée par Mauriac et qui n’a que peu de numéros.
Pour vivre, il devient Agent d’assurance. Cela lui permettra de vivre, d’avoir même un niveau de vie aisé, très propice à la création littéraire.
En 1936, il publie chez Gallimard son premier roman « Zobain » remarqué par Paulhan; un roman épistolaire inspiré par son divorce, très classique, et qui témoigne d’une grande maîtrise de la langue. Puis la mort de son père lui inspire son premier grand roman « Quand vient la fin », récit entomologique de la mort de son père dont Camus dira qu’il a utilisé un « scalpel psychologique » pour l’écrire. Le roman paraît en 1941 pendant sa captivité. On parle de lui pour le Goncourt. Mais non, ce sera un roman d’Henri Pourrat, plus à même de plaire à Vichy que le récit d’une agonie.
Mais rien ne le décourage. Revenu avec une masse de notes en 1943, il publie en 1946 « L’apprenti » premier tome de son vaste projet intitulé (un peu pompeusement, avouons-le, mais si caractéristique du complexe de Guérin) « Ébauche d’une mythologie de la réalité ». L’apprenti, gros roman de 400 pages relate les aventures de Monsieur Hermès, son héros, dans un hôtel de luxe, bien évidemment inspiré de sa propre expérience.
A mon avis, c’est son meilleur livre. Suivront « Parmi d’autres feux » et « Les poulpes », ainsi que d’autres textes, l’un sur Diogène, une pièce de théâtre, un récit court, remarquable « La tête dure » republié d’ailleurs il y a peu par nos amis de Finitude et que je conseillerais pour aborder Guérin.
A chaque fois, le succès semble là, mais il lui échappe. L’échec des « Poulpes » qu’il considère comme son chef-d’oeuvre, énorme roman de 800 pages paru en 1953, relatant la vie des prisonniers de guerre, lui sera en quelque sorte fatal. Il le dira d’ailleurs très clairement à Henri Calet dans sa correspondance publiée au Dilettante.
Combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
Dans ce morne horizon se sont évanouis
Combien ont disparu, dure et triste fortune!
Les écrivains sont comme les marins. Avec Guérin, Paul Gadenne, Marc Bernard, Calet, Curtis, Raymonde Vincent, combien d’autres ont péri corps et biens? Mais la postérité me semble particulièrement injuste avec Guérin, car il a écrit une œuvre, vaste, nouvelle, difficile il est vrai, qui mérite d’être reconnue.
Raymond Guérin ou le réaliste rêveur
Guérin veut décrire la réalité, mais ce n’est pas un réaliste dans le sens de Zola : il ne cherche pas à peindre une société, il n’a pas de système. Ce n’est pas non plus Céline. Guérin n’est pas drôle, contrairement à Céline qui est sarcastique, qui exagère. Guérin ne veut pas exagérer. Il se place au niveau de l’individu. Il n’a pas de théorie préalable, aucune philosophie véritable, sauf un penchant pour Diogène, l’homme sans illusion. Il écrit dans un court texte « Roman et réalité » :
Il me paraît que font fausse route en même temps les romanciers qui introduisent dans le roman des rapports et des valeurs que l’on ne trouvait jusqu’ici que dans les manuels de philosophie, et les romanciers qui se flattent de teinter leurs histoires de ces couleurs et de les parer de ces images dont les poètes (…) s’étaient assuré l’apanage exclusif.
Plus loin, il ajoute : Il y a trop d’intelligence dans la plupart des romans (…) et plus assez d’instinct et de sensibilité.
S’il y a bien une réalité, celle-ci n’est pas unique. Elle diffère selon les individus, car chaque personne évolue avec une mythologie plus ou moins particulière que l’écrivain doit savoir montrer, tâche difficile puisque lui-même est victime de sa propre mythologie.
D’ailleurs, ce qui complique encore les choses, c’est que les expériences quotidiennes la modifient, voire la transforme. Ainsi s’éclaire le titre de sa grande œuvre qu’il n’a pas pu finir : « Ébauche d’une mythologie de la réalité », celle du héros, Monsieur Hermès qui ressemble beaucoup à Guérin. L’oeuvre devait compter cinq tomes. Trois ont été publiés. Le journal « Le pus de la plaie », expérience de la souffrance physique et ses conséquences sur l’esprit, devait être le matériau du quatrième.
Dans ce contexte, le style intervient pour transformer la confession en littérature. On ne peut donc pas dire que l’Ébauche soit une autobiographie.
Comme Proust, Guérin l’a transcendée.
Car Guérin veut écrire un roman « total » qui embrassera la condition humaine d’une personne sous tous ses aspects à travers son Monsieur Hermès (Hermès, le messager, le dieu de la parole dans la mythologie).
Très important : embrasser la totalité de la réalité, c’est aussi et surtout ne pas oublier les corps, souvent négligés dans les romans psychologiques. Dans les romans de Guérin, ils jouent un rôle fondamental. On y souffre de maladies: cancer, « chaude-pisse », et j’en passe. Sans même parler des souffrances terribles, les héros subissent les misères quotidiennes, des maux de ventre, ils pètent, et j’en passe. Quant au sexe, il est bien sûr fondamental.
Embrasser la totalité des êtres, cela implique des styles variés, sorte d’outils permettant de tout dire. Le pire comme le meilleur. Le réalisme le plus cru, comme la poésie la plus pure. Car l’homme n’est pas d’une pièce. Guérin assume le caractère contradictoire de ses personnages. Monsieur Hermès passe de la masturbation frénétique (il est voyeur, profite de son séjour à l’hôtel pour regarder dans les trous de serrure) à des considérations élevées, naïves parfois, ou bien remarquables. Il a des phantasmes, trouve son plaisir en s’imaginant femme (le dieu Hermès est le père d’Hermaphrodite). Puis redevient lui-même, dégoûté de ce qu’il a fait.
Dans les romans de Guérin, pas d’effet, mais une langue riche, dense. On y entre pour ne plus en sortir. L’Apprenti, puisque c’est celui auquel je suis le plus attaché, c’est entrer dans la psyché d’un homme. Les pensées y sont spontanées, contradictoires, changeantes, sans liens apparents, exactement comme les nôtres, et c’est un énorme travail qui vaut bien celui de Virginia Woolf, Joyce ou Proust.
Et Monsieur Hermès, en proie à sa mythologie, rêve beaucoup. La réalité s’efface, ou plutôt elle s’affirme sous une autre forme.
Au cinéma, par exemple, où Monsieur Hermès est allé avec sa petite amie Angélique (il ne sait même pas pourquoi il est avec elle), il s’ennuie : « D’ailleurs pourquoi n’aurait-il pas été lui-même un véritable héros? » (…) Alors tout deviendrait possible. Exactement comme quand il avait trop bu. Tout lui souriait. Un jour, il serait seul, ainsi, dans un cinéma. Dans l’obscurité, quelqu’un viendrait s’asseoir près de lui. Une femme. Une femme au profil éblouissant. En s’asseyant elle aurait frôlé son bras. Il sentirait son parfum. Son cœur battrait. Allait-il prendre sa main, lui presser le genou? Non, ça, c’étaient des moyens vulgaires. Il fallait que les choses s’arrangeassent plus joliment. Elle pourrait laisser tomber son sac entre eux, par mégarde. Il le lui ramasserait vivement. En galant homme. A peine aurait-il rougi. Mais elle n’aurait pas pu s’en apercevoir. »
Le rêve, et soudain on relève cette mention : « à peine aurait-il rougi. » Indication précieuse sur Monsieur Hermès. Puis le rêve reprend. « Ils bavarderaient longuement. Elle lui demanderait de dîner avec elle. Elle était justement libre ce soir. Elle parlait français avec l’accent américain. L’art de donner du cachet aux propos les plus insignifiants. Oui, elle est divorcée. Elle voyageait pour son plaisir. Mais elle s’ennuyait dans ce Paris. Non, il lui faudrait un compagnon. Pourquoi n’accepterait-il pas d’être son secrétaire? Bon, c’est chose faite. Rien de plus simple. Il serait son secrétaire particulier. » Et il continue. Une histoire se dessine, qu’on suit avec intérêt.
Soudain interrompue : « Mais c’est la chevelure d’Angélique que Monsieur Hermès sentit soudain contre sa tempe. Il ne put réprimer un petit geste de recul. »
On passe beaucoup de temps dans sa vie à imaginer, à rêver ce qui n’est pas. Mais on se heurte aussi à la réalité brutale. En l’espèce cette relation qu’il a avec Angélique qu’il a acceptée pour sortir de sa solitude.
Autre exemple pour souligner la différence des styles, l’importance du corps. Monsieur Hermès est à l’hôtel : « Il se gratta l’aine à travers ses vêtements. Une puce? L’aurait-il ramassée dans le Hall? Ces impudentes, elles oseraient donc se risquer aussi chez les rupins? Y avait pas de justice! C’était pas la peine de péter dans la soie, alors! (…) Ça grouillait sur la chaussée, sur les trottoirs. Ça entrait, ça sortait des magazoches. Ça briquait, ça fonçait. Mince d’agitation! (…) Ses narines furent chatouillées par une odeur désagréable. Encore un qui… Quels foireux! C’est dégueulasse de faire ça en public. Les faux jetons! Ils lâchent leur gaz en douce, dans la foule. Le bénéfice du doute en leur faveur. C’est pas moi, c’est lui! Trop facile! Elle a bon dos la conscience, dans ces cas-là! Consciences couleur de fond de caleçon. Savoir si Jean Gabriel Borkmann pétait dans sa chambre? Les poètes! Vivre dans l’azur, servir la beauté (…) Malgré tout, ils ont peut-être le dessous des aisselles douteux. Comment concilier tout ça? Dans Coemedia d’hier matin, il y avait un article sur la comtesse de Noailles : l’immatériel! Faudrait qu’il achète un de ses bouquins. Il serait fortiche celui qui ne serait pas esclave de ses intestins. Y avait donc pas de cabinets chez la comtesse de Noailles? (…) Les pieds dans la merde et le nez dans les roses.»
Tout Guérin est dans cette dernière phrase. Idéalisme contre réalité. L’homme est coincé, obligé de faire avec, d’où les abîmes qui voisinent avec les cieux azurés. D’où ce constat désabusé: « La seule façon de vivre une vie à la fois intense et pure, c’était de la maintenir dans la solitude et le rêve. C’étaient les autres, c’étaient les approches de la réalité qui salissaient tout. La réalité des individus n’étaient jamais tels qu’on la désiraient. »
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