Dans notre époque de clichés, il est souvent bénéfique d’être un personnage haut en couleur pour passer à la postérité. Comment se fait-il, dès lors, que Jean Prévost (1901-1944) ne soit pas devenu un mythe national ? Sa vie est un roman. Pilier de la NRF, mais aussi animateur de la revue Le Navire d’argent sous la direction d’Adrienne Monnier, il y publie un inconnu nommé Saint-Exupéry. Doué d’une âme sensible, il signe avec La Création chez Stendhal un essai qui fait référence sur le sujet. Ce grand esprit est aussi sportif : il pratique le rugby et possède un punching-ball dans son bureau. Il faut croire qu’il s’en sert. Sylvia Beach, qui aime organiser des combats de boxe dans sa librairie de la rue de l’Odéon, lui propose un jour ce défi : affronter Ernest Hemingway.
L’Américain, cette chiffe molle, ne fait pas le poids : il se casse un pouce contre le poing de Prévost. Ce dernier prend plus tard le maquis, combat les Allemands (tout en préparant la nuit, sous sa tente, un livre sur Baudelaire) et tombe dans le Vercors en 1944 sous le feu des mitrailleuses. Il meurt à 43 ans (soit plus jeune que Fitzgerald). C’est à lui que Jérôme Garcin avait consacré son tout premier livre, Pour Jean Prévost, en 1994. Trente ans plus tard, Garcin sort Des mots et des actes, un essai passionnant sur les ombres (Céline, Chardonne ou Morand) et les rares lumières (Jean Paulhan ou Jacques Lusseyran) de l’Occupation. Les pages les plus acides (tordantes) sont consacrées à ce mondain sans colonne vertébrale de Cocteau (« une anguille ») et à l’éditeur Bernard Grasset, « ce mégalomane corrupteur et corrompu », auteur de textes pronazis qui publia Hitler et déclarait : « Le devoir de tout Français est de rester sourd aux voix venues de Londres. » Dès l’introduction, Prévost s’impose comme la figure la plus digne : « On connaît l’échelle de Richter. Désormais, je ne peux rien lire sur cette époque en clair-obscur sans me référer à l’échelle de Prévost. Elle me donne la juste mesure des mots et des actes. »
Né en 1956, donc nettement plus jeune que son ami Modiano, Garcin poursuit sa ronde de nuit au cœur des années 1940. Répondant à nos questions dans le jardin ensoleillé des éditions Gallimard, il nous raconte d’où lui vient ce goût : « Je suis depuis toujours un lecteur fanatique des journaux intimes, des correspondances, des récits et des Mémoires des écrivains de cette époque-là. Et j’ai été contemporain des années Mitterrand, qui étaient celles du bon chic collabo. Cette période m’a beaucoup marqué, et c’est à cause d’elle que j’ai fini par écrire Pour Jean Prévost. Je m’explique. En 1978, Darquier de Pellepoix donne à L’Express, où j’ai travaillé avant vous, une interview retentissante dans laquelle il déclare que, à Auschwitz, ‘on a gazé que les poux’. Faurisson commence alors à faire du bruit. Puis en 1981 Mitterrand arrive avec toutes ses admirations (Chardonne en premier lieu, mais aussi Rebatet) et tous ses amis (Papon, Bousquet et les autres). Les éditeurs rééditent des auteurs collaborationnistes. En 1987 sortent simultanément dans des grosses maisons deux livres à la gloire de Brasillach, dont l’un écrit par Anne Brassié, journaliste à Minute, qui est un panégyrique de Brasillach, vu comme un martyr de l’épuration. Le mitterrandisme a été terrible pour ça. Les langues se déliaient. On créditait les pires ordures d’un talent supplémentaire, ce qui est vrai de Céline, ce génie absolu, mais ne l’est pas pour plein d’autres. A l’inverse, si on avait fait le bon choix, on était considéré comme un mauvais écrivain – on ne pouvait pas dire de bien de Saint-Exupéry, par exemple. Cela m’a poussé à vouloir sortir Prévost de l’oubli. »
« Entre la perfection et l’abjection »
Auteur fin (ce qu’avait rappelé Mes fragiles, qui sort en Folio ces jours-ci), Garcin aura passé une bonne partie de son temps à lire les infréquentables. Un mystère reste entier : comment peut-on naître avec un don pour le style et un esprit tordu, voire obtus ? Notre interlocuteur n’a toujours pas la réponse : « En dehors de Céline, le cas le plus extrême, c’est Morand. Il a ce style crépitant à la française, que j’aime beaucoup, surtout dans Milady, que je place au sommet. Aucun homme n’a mieux parlé des chevaux. Hélas sa correspondance est épouvantable. Dans une lettre à Chardonne adressée après-guerre, il est capable de dire d’un écrivain qui a été déporté : ‘Il a été à Buchenwald, mais il n’y a pas appris la concentration.’ Ses lettres me font vomir : elles débordent d’un antisémitisme maladif, mais aussi de racisme et d’une homophobie démentielle, d’une vulgarité des sentiments à mille lieues de l’écrivain ultra-brillant qu’il était. Je ne comprends pas, il me manque un élément… Après la Libération, Chardonne a fait amende honorable. Morand, lui, n’a jamais abdiqué ses pires idées. Et pourtant, dans ses lettres les plus atroces, il peut soudainement décrire un paysage, une lumière, et toucher alors à la perfection… Ainsi était-il : entre la perfection et l’abjection. »
On se souvient que, malgré une inimitié farouche envers l’ancien ambassadeur du régime de Vichy, le général de Gaulle avait laissé Morand entrer à l’Académie française en 1968. Il s’était montré moins clément envers Brasillach, le rédacteur en chef de Je suis partout, fusillé en 1945 au fort de Montrouge. Dans Des mots et des actes, Garcin cite ces mots de De Gaulle, recueillis par Alain Peyrefitte bien après les faits, en 1963 : « Un intellectuel n’est pas moins, mais plus responsable que les autres. Il est un incitateur. Il est un chef, au sens le plus fort. François Mauriac m’avait écrit qu’une tête pensante ne doit pas tomber. Et pourquoi donc, ce privilège ? Une grosse tête est plus responsable qu’une tête de piaf. Brasillach était intelligent. Il avait du talent. Ce qu’il a fait est d’autant plus grave. » Commentaire de Garcin : « Selon moi, il ne fallait pas exécuter Brasillach. Le geste grandiose aurait été de le gracier. Mais dans Je suis partout il avait pratiqué la délation de manière ignominieuse. L’argument de De Gaulle est légitime : un intellectuel n’a pas à être exempt de toute condamnation. »
« Plus on se déleste, mieux on se porte »
Pour conclure, revenons une seconde quai Conti, où Charles Maurras avait été élu triomphalement en 1938. A la fin de son livre, Garcin remarque, en reprenant les travaux de Gisèle Sapiro, qu’à l’Académie française la collaboration l’emportait sur la résistance – il exhume ainsi Henry Bordeaux, académicien vichyssois oublié qui voulait démanteler la tour Eiffel pour que son métal soit versé à l’effort de guerre allemand… Dans le milieu littéraire, il se dit que Garcin prétend à l’habit vert. On lui pose la question, il sourit : « Je suis cité pour un tas de choses dont je ne veux pas du tout… Plus on se déleste, mieux on se porte. J’en sais quelque chose aujourd’hui après avoir quitté le jury du prix Renaudot et la présentation du Masque et la Plume. L’Académie ne correspond ni à mon mode de vie ni à mes idées – ça n’a jamais été un repaire de progressistes ! J’ai tout arrêté, ce n’est pas pour reprendre du service. Je suis très content avec juste mon bloc-notes dans Le Nouvel Obs. »
Engagé dans la résistance intellectuelle, proche de Paulhan et Jacques Decour, l’écrivain Jean Guéhenno disait des hommes de lettres qu’ils ne forment pas « une des plus grandes espèces humaines ». Garcin lui rend un bel hommage dans Des mots et des actes. On comprend qu’il préfère désormais s’occuper de ses chevaux en Normandie que de frayer avec les filous de Saint-Germain-des-Prés.
Des mots et des actes. Les belles-lettres sous l’Occupation, par Jérôme Garcin. Gallimard, 164 p., 18,50 €.
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